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Crise et rachat - épisode 3

Quand une crise et un rachat sont l'occasion d'innover en matière de gouvernance...
La suite - épisode 3 : L’expérience de la sociocratie.

Séminaire du comité de direction. La question : comment incarner le changement pour permettre à l’organisation de déployer tout son potentiel de créativité et d’adaptation à un marché mouvant et incertain ?

Nous décidons de mener une expérience de fonctionnement sociocratique du comité de direction. Je tiendrai le rôle de facilitateur, c’est-à-dire gardienne des règles et du processus.

Le fonctionnement sociocratique fixe des règles précises de prise de parole (chacun s’exprime sans être coupé), de respect des points de vue (on ne juge pas un propos, on l’enrichi en argumentant son objection), de qualité de présence (concentration sur un objectif à la fois, observation du corps social et de la place que chacun a envie d’y tenir), de transparence (il y a un temps, un espace et une liberté d’expression des objections ressenties par chacun permis par la qualité de présence et le non jugement).

 

 

1)  Principes généraux d’un fonctionnement sociocratique :
le groupe comme entité d’intelligence - le “tout” bien supérieur à la somme des individus

  • Le but : transformer des processus bloqués au sein des organisations pour leur redonner la vie
  • “To do more with more or less” : la recherche de la perfection bloque les organisations : Mieux vaut décider de quelque chose d’ imparfait que de ne pas décider du tout.
  • Les processus sont découpés en phases distinctes et claires : phase d’observation, de co-création, de proposition, de décision, de mise en action. Le succès de ce mode de fonctionnement repose sur le fait qu’Il n’y a pas d'amalgame entre les différentes phases. Il y a un temps pour faire l’état des lieux sans jugement, un temps pour le débat et un temps pour l’élaboration d’une décision. Cette séparation des temps permet d’aller jusqu’au bout de chaque phase sans qu’une personne soit coupée dans son expression ou que le groupe.
  • La pollinisation des idées : au lieu de combattre l’idée de l’autre qui n’est souvent qu’une autre facette du même prisme, chacun vient élargir, enrichir le point de vue exprimé du sien propre.
  • Principe de l’objection : quelque chose dans la proposition fait que l’on se sent inconfortable (ressenti dans le corps). Argumenter son objection n’est pas débattre ou vouloir faire passer sa proposition à soi.
  • Les objections permettent d’explorer les points aveugles qui ont été passés sous silence pendant les phases de débat pour le diagnostic et l’élaboration de propositions.
  • Principe du consentement mutuel : “je vais pouvoir vivre avec cette proposition et l’appliquer”.
  • Faire confiance dans le fait que les autres réfléchissent aussi : lâcher prise dans le processus d’intelligence de groupe : je ne peux pas tout comprendre/résoudre à moi tout seul.
  • Mode de fonctionnement qui provoque en général un inconfort au début parce que tout devient transparent. Dans la durée, il permet d’installer une confiance solide.
  • Organisation en cercles. Le cercle supérieur a une vision plus large, le cercle en dessous a une vision sur un champ plus spécifique. Ce sont juste des niveaux croissants “d’abstraction” dans l’information, dans le fond, il n’y a pas vraiment de supériorité ou d’infériorité dans ce mode de fonctionnement, juste des niveaux différents du “corps social”, tous vitaux.
  • Des temps de travail du corps : durant notre séminaire, chacun a pu se ressourcer en pratiquant des exercices de Qi Gong pour faire circuler harmonieusement l’énergie, libérer le corps et l’esprit par une méditation en mouvement.  Chaque participant a également eu l’occasion de “sentir” sa place et de co-sentir le “corps social” par des pratiques collectives en mouvement bien plus évocatrices que de longs discours.

 

2)  Les principes de fonctionnement d’un cercle :

  • Décision au consentement : les décisions sont validées par les membres d’un cercle dès lors qu’aucun des membres n’a d’objection à la décision telle qu’elle est formulée. Dans la mesure où la mission et la sphère de responsabilité sont clairement définies et qu’un leader est nommé par le cercle de niveau supérieur, on peut faire confiance au cercle pour prendre les bonnes décisions.
  • Principe du double lien : un leader est nommé par le cercle de niveau supérieur (lien descendant) et un responsable de cercle est élu par le cercle et rapporte au cercle de niveau supérieur (lien ascendant). Ainsi l’information circule de façon ascendante et descendante d’un cercle à l’autre sans risque de blocage de l’information à quelque niveau que ce soit.
  • L’élection sans candidat et sans vote : le responsable du cercle est élu par les membres du cercle de façon ouverte. Chaque membre propose un candidat, argumente son choix de manière ouverte et transparente. Après l’écoute de chaque proposition (et après usage de son droit à modifier son choix), une proposition de candidat est faite (généralement par le facilitateur) et soumise à objections. Lorsqu’il n’y a plus d’objection sur un nom, le candidat est élu. Le leader et le responsable peuvent changer à tout moment sur proposition des membres du cercle (du cercle supérieur pour le leader ou du cercle actuel pour le représentant - qu’on appelle souvent “le second lien”).
  • Principe d’équivalence : totale liberté de mouvement de chacun à l’intérieur du cercle, règle de partage du pouvoir.
  • Un champ extérieur (la raison d’être ou la mission) focalise le mouvement d’ensemble.
  • Chaque cercle définit sa mission et précise en quoi sa mission est en lien avec la mission générale de l’entreprise.

 

 

Début du séminaire. Il est 19 heures et mes hôtes ont déjà une longue journée derrière eux. Je sens les regards inquiets et la demande muette que cela ne dure pas trop longtemps. J’ai un programme à tenir et je les rassure : ce sera ludique et sans paroles. Soulagements. Nous sommes dans la phase “observation” et l’objectif est de faire un diagnostic de l’état physique, mental et émotionnel des salariés de l’entreprise.

Trois tables, Trois grandes feuilles par table, des feutres, de la pâte à modeler, des pièces de Légo et autres objets divers. À chaque table son sujet d’observation : le comité de direction pour la première, le management opérationnel pour la seconde et les forces vives pour la troisième. La consigne est simple : à l’aide des objets, chacun va faire sa représentation de la population étudiée, sans parler mais en lien avec la représentation de ses collègues de table. Rires en coin, embarras, immobilisme pendant quelques temps. Quelques uns se lancent, puis tout le monde. Atmosphère concentrée, presque recueillie. Les dessins, les sculptures prennent forme, chacun occupe son espace de feuille et en même temps une cohérence d’ensemble se dégage. Les représentations terminées, le groupe se réunit autour de chaque table. Interprétations puis explications par les auteurs, jugement interdit. Prise de note pour le lendemain. En moins d’une heure, un diagnostic riche, parfois ciselé, fort, chargé d’émotions se révèle. Chacun est un peu sonné par la puissance de l’évocation. Fin de l’exercice.

8 heures du matin, il fait beau, 4 degrés et nous sommes tous dehors pour une séance de QI Gong de santé. Nous sommes au début du printemps et les exercices sont choisis pour se mettre au diapason des rythmes du printemps. Cette “méditation en mouvement” est joyeuse. Le plaisir de pratiquer ensemble, quelque chose d’inédit. Après la circulation individuelle de l’énergie et la conscience de soi vient un exercice corporel de conscience du “corps social” et de la place de chacun en son sein. Cette expérience du corps social en mouvement permet de reproduire ce qui se passe dans la nature par des groupes auto-gérés tel les bancs de poissons, unis dans leur déplacement vers un même but, qui se séparent pour éviter l’obstacle et se reforment l’instant d’après. Dans cet apprentissage, chacun se déplace en totale liberté, sans instruction ni chef et pourtant l’harmonie du groupe se crée, une cohérence apparaît, chaque membre du groupe sent et trouve sa place en respectant ses envies, ses objectifs et en tenant compte des déplacements de ses collègues. La pleine conscience de soi, des autres et du groupe permet d’obtenir ce type de résultats. Ce travail corporel est l’occasion de longs témoignages sur l’identité du groupe et la place que chacun y occupe, sur la confiance que l’on peut s’accorder aussi, à soi, aux autres, expérience du lâcher-prise.

La phase de créativité, de débat, suit ; en veillant à garder ce niveau de conscience de soi et du groupe. Nous nous inspirons du travail des abeilles et autres insectes pollinisateurs. Et des “world café” pour la forme.

Trois tables, trois sous-groupes. À chaque table, des échanges libres sur ce qu’il conviendrait de faire pour répondre à l’objectif, éclairés des observations de la veille et de la conscience du groupe et de soi. Après ce temps d’échanges, un participant par table est choisi pour être l’hôte de sa table. Il accueille les participants d’une autre table et se fait le porte-parole des échanges. Ses invités questionnent puis enrichissent de leurs propres échanges et points de vue. Ils “pollinisent”. Puis “volent” vers la dernière table, riches des 2 temps d’échanges précédents. Résultat, lorsque chacun retrouve sa table d’origine, les trois sous-groupes se sont enrichis mutuellement et émerge une production collective dont personne ne saurait dire vraiment qui en est l’auteur ni même comment s’est fait le processus.


Nous recueillons sur paper board les idées émises pour les soumettre à une décision.


Les décisions se prennent au consentement. Il s’agit d’une “sculpture” collective de la décision optimum. Nous sommes assis en cercle (sans table, mais sur une chaise tout de même) et nous prenons la 1ère proposition inscrite au paper. Arrive le tour d’objection. Chacun doit, tour à tour, dire s’il a ou non une objection à formuler à propos de cette décision. Une seule personne peut “bloquer” le processus de décision par le simple fait de l’émission d’une objection. La responsabilité est certaine. De nombreuses objections fusent puis chacun prend la mesure de son niveau de responsabilité au fil du temps. Comment juger de la pertinence d’une objection ? Dans son ressenti corporel. “Est-ce que je vais pouvoir vivre avec cette décision et m’engager à la mettre en oeuvre ?” “Est-ce tout simplement impossible pour moi de vivre avec ça ?”

Une fois le recueil du nombre d’objections réalisé, un participant en ayant émis une argumente son objection. Les autres écoutent sans interrompre. Ils peuvent ensuite poser des questions de clarification uniquement. L’heure n’est ni au débat, ni au jugement. Quand les arguments sont parfaitement clairs pour tout le monde, un des participants propose une nouvelle décision enrichie des arguments de l’objection. Nouveau tour d’objection... Jusqu’à ce qu’il n’y en ai plus, jusqu’à ce que chacun se sente en accord avec la décision et prêt à la mettre en œuvre.

Chacun est surpris de constater que bien qu’ayant passé les étapes précédentes, il reste des objections. C’est généralement les points aveugles qui ressortent à ce moment là, ceux qu’on a pas osé ou souhaité exprimer, qui semblaient sans importance dans la phase de débat et qui remontent à la surface, tellement importants que l’on ne peut pas accepter la décision malgré la responsabilité de créer un blocage dans le groupe.

L’étonnement, la joie discrète mais visible, aussi pour certains d’être (enfin ?) écoutés, pris en considération et intégrés pleinement dans la décision.

Dix décisions de fond seront ainsi prises au cours de la journée. Un record pour ce groupe. Sans lutte ou jeu de pouvoir, visiblement, une première. Chaque décision est intégrée dans un plan d’actions.

L’une des décisions porte sur la création d’un cercle d’innovation. Il nous faut élire une personne du groupe dont la mission sera de constituer ce cercle, de réunir des participants, de définir sa mission, son niveau d’autonomie, ses liens avec les autres cercles. Pour cela, nous allons réaliser “une élection sans candidat et sans vote”. Surprise générale et rires. Mais à ce stade, la confiance est là et tout le monde est d’accord pour se lancer dans cette expérience très farfelue pour un groupe habitué aux décisions très directives.

Je demande à chacun d’inscrire son nom sur une feuille puis le nom de son candidat.

Je “ramasse les copies”. Suspense...

Je prends la première feuille, m’adresse à son auteur, dis tout haut quel est son candidat et lui demande d’argumenter son choix. Seules les questions de clarification sont permises. Je pose le papier au centre du cercle, visible par tous, et procède de la même façon avec chaque participant. Peu à peu, le profil du “candidat” à cette mission s’enrichit, évolue. Avant de procéder au vote, chacun a la possibilité de changer son vote. Le plus important n’est pas de rester campé sur ses anciennes positions mais de s’ouvrir et d’accepter que la vision d’un autre peut enrichir ma propre vision des choses.

Nous terminons par un vote. Compte tenu des échanges, une personne du groupe propose un candidat. Tour d’objection y compris bien sûr à la personne pressentie. Pas d’objection, le vote est terminé, la mission attribuée. Applaudissements, émotion d’avoir parfois entendu parler de soi comme candidat potentiel en termes élogieux, en qualificatifs surprenants.


Fin du séminaire par un “tour de table” (sans table !) sur l’expérience vécue.

 

 

Etonnement devant le grand nombre de décisions prises au cours d’une même journée (bien plus qu’en de nombreuses réunions préalables).

Chacun repars avec un sentiment d’appartenance renforcé : ma voix a été écoutée, entendue, prise en compte. Chacun se sent co-auteur des décisions prises et prêt à les assumer pleinement pour leur mise en œuvre.

L’étonnement quant à la teneur des décisions : “nous n’aurions jamais pensé pouvoir aller aussi loin” - permis par l’enrichissement mutuel.

La joie de faire partie d’un collectif vivant, de retrouver une liberté de mouvement et d’expression qui était figée par les rapports de force.

La conclusion du directeur général pourtant peu favorable au départ à l’objectif même du séminaire “nous avons pris un nombre incroyable de décisions, et le pire, c’est que je ne sais même pas comment nous avons fait ; est-ce que je peux apprendre pour faire la même chose avec mes équipes ?”

La simplicité de la démarche est évidente, son secret : la qualité de présence à chaque instant.



Prochaine étape : mettre en oeuvre les décisions, expérimenter ce mode de fonctionnement dans les équipes, travailler à la mise en place de cercles aux missions claires, en lien les uns avec les autres.

 

À suivre...

 

Marie-Odile ROBINET

Vous souhaitez vous documenter sur cette démarche : vous pouvez lire les livre d’Otto Scharmer (chercheur au M.I.T) “la dynamique du U” et “ Ego to Eco” (non traduit mais c’est pour bientôt) ; l’histoire de cet incroyable patron d’entreprise française Favi “Histoires d’un petit patron naïf et paresseux”.


Vous pouvez également visiter les sites de www.generation-presence.com ; www.presencinginstitute.com ; www.theworldcafe.com ;

 
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