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Le Stress des Elites

Histoire vécue et enseignements d’un « burn out ».

Patrice Molle vous acceptez de nous parler du stress des élites. Mais qui sont ces élites que l’on dit stressées ?

Point n’est besoin d’aller les chercher bien loin… Il suffit d’ouvrir la télévision !

Oui et alors ?

Ah, vous voulez vraiment que j’évite la langue de bois…. Commentons par exemple une soirée électorale.
Offrons-nous un moment de pure fiction !
Imaginons le plateau : l’un rythme ses discours de gestes saccadés, l’autre semble prêt à mordre, une belle dame descend du ciel pour nous offrir des litanies désincarnées, un tiers sans doute aveugle à son échec le commente comme une réussite, l’autre avec beaucoup de répartie n’y trouve plus son parti… Bref, tous se coupent la parole, certains s’énervent ou alors ajustent l’oreillette pour scruter les tréfonds « d’une pensée sur le vif » aux allures de mauvais play back ?
Ils se sont beaucoup « donnés » durant la campagne et à ce stade, épuisés, ils vont se défouler ou tourner à vide

Par ailleurs, dans la Haute Administration, la pression du résultat à obtenir coûte que coûte (chiffres de la délinquance, de la sécurité routière, des reconductions à la frontière, des contrats aidés, des logements sociaux, etc., etc.) impose un rythme écrasant aux responsables. D’autant que la pression médiatique immédiate accélère encore l’anxiété récurrente mais compréhensible des personnalités politiques, susceptibles, elles aussi, de tomber à la moindre erreur, notamment d’image ou de discours !

De plus, en cas de difficultés individuelles ou collectives, le citoyen se retourne immédiatement vers l’Etat et ses représentants élus ou fonctionnaires.

Pour garder raison, il faut garder santé…

Voulez-vous dire qu’on exige beaucoup d’un Politique ?

Pas précisément, on rentre, le plus souvent en politique par conviction. La conviction entraîne la passion et comme chacun sait, la passion n’est pas toujours raisonnable… Le jeu du pouvoir entraine parfois aussi un peu plus loin qu’on le souhaite ou qu’on l’imagine au départ. Les responsabilités et échéances offrent une pression supplémentaire.

Vous en parlez en connaissance de cause ?

Je n’aime pas parler de moi, mais puisque vous insistez, je dirai que sans être élu, je m’implique dans des missions de services publiques, civiles ou militaires. depuis Saint Cyr, (1970-1972). En quarante ans, mon engagement n’a jamais failli.

Actuellement Préfet au ministère de l’Intérieur, j’occupe un poste passionnant mais moins stressant qu’auparavant où je m’étais habitué à un rythme un peu fou.
J’aurais presque tendance à me trouver, par contraste, légèrement sous-employé !
J’aimerais trouver un juste milieu dans les domaines du temps de travail et de l’implication personnelle.

Précédemment, j’ai été conduit à changer d’affectation tous les deux ans.
J’ai été successivement directeur des ressources humaines de la ville de Paris, directeur de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice, puis préfet du département des Vosges, pour ne parler que des trois derniers postes. Rien que des postes à « haute tension » surtout lorsqu’on attache, comme moi, beaucoup d’importance à l’humain.

Un parcours si riche et si divers nécessite de grandes capacités d’adaptation ?

Oui et il faut mobiliser toutes ses capacités pour aborder chaque changement d’affectation.
Cela génère beaucoup d’enthousiasme mais aussi beaucoup de fatigue. Il faut repartir à chaque fois de rien pour découvrir un métier tout à fait différent, dont les acteurs et les problématiques n’ont rien à voir entre elles.
Il faut donc s’imprégner des nouveaux concepts, comprendre la forme et le fond des dossiers stratégiques, et s’imposer à chaque fois à de nombreux partenaires nouveaux qui connaissent généralement parfaitement leurs affaires. Une fois que l’on a acquis la maîtrise approfondie des différents sujets à connaître, on repart alors vers d’autres horizons, où le même processus se reproduit.

Pour les « hauts fonctionnaires », ces rotations rapides permettent aussi de garder une certaine indépendance par rapport au milieu dans lequel ils s’inscrivent. Les pressions de toute nature qui ne manqueraient pas de survenir en cas de séjours prolongés au même endroit sont ainsi évitées ou minorées.

Est-ce une bonne solution ?

Un juste milieu pourrait être trouvé pour éviter le « zapping administratif », en tout cas à ce niveau de responsabilité !
Ce système a du bon pour l’administration car il conduit ses décideurs à être constamment à leur régime maximum.

Epuisant, n’est-ce pas ?

Tout jeune, on peut tenir, mais la fatigue s’accumule…
L’expérience permet d’appréhender plus vite et plus globalement les enjeux et d’y trouver de meilleures réponses, mais elle va de pair avec le vécu, donc l’âge. Si les convictions ne s’émoussent pas, les chantiers, grâce à une vue plus élargie, se multiplient et l’engagement reste total. Or à la cinquantaine, on « court » un peu moins vite.
Effet de ciseau donc entre l’accroissement des champs d’action et de responsabilités et celui des possibles !

Mais encore ?

Et bien, en 2006 – 2007, je me suis, avec bonheur, investi dans un département aux multiples difficultés et aux paysages économique et politique contrastés : les Vosges. J’étais Préfet du département. Mon épouse, ayant des fonctions sur Paris, me rejoignait amoureusement et courageusement les week-ends. En son absence, je me sentais fatigué, avec parfois un grand besoin de dormir ou de me reposer quelques instants.
Cela ne me préoccupait pas outre mesure, ayant l’habitude de récupérer exceptionnellement vite.

L’élection présidentielle de 2007 approchait, elle allait apporter un peu de répit.
Les périodes électorales imposent aux Préfets un repli sur leur Aventin* pour éviter d’être mêlés à des débats partisans ou être suspectés de faire le jeu de tel ou tel camp. Cela s’appelle la « période de réserve ». Durant celle-ci ne se tiennent plus aucune réunion publique, ni aucune cérémonie officielle.
J’imaginais enfin bénéficier sur place de véritables week-ends.
Je garde en mémoire d’avoir envisagé que ce mois me permettrait de récupérer de cette lassitude physique passagère. J’entrevoyais aussi déjà la trêve estivale puisque nous étions au mois de mai. Cela me rassurait définitivement.

Et alors ?

Dès la formation du gouvernement, je fus sollicité par le nouveau ministre de la défense, que je connaissais de longue date, pour devenir son directeur de cabinet. Exaltant, je n’aurais pu rêver mieux ! Ce poste me passionnait, je l’ai bien sûr accepté d’emblée.
Prévenu dans le début de l’après midi du jeudi de l’Ascension, je dois rejoindre Paris le soir même, la passation des pouvoirs se déroulant dès le lendemain matin. Je pars donc sans délai avec le minimum nécessaire, préviens ma femme et prévois mon déménagement pour la Pentecôte.
Je ne pense à aucun moment à ma fatigue, enthousiasmé de prendre ces nouvelles responsabilités.

Les débuts de la vie d’un cabinet ministériel sont toujours trépidants, j’en avais déjà fait deux fois l’expérience en tant que chef de cabinet. Cette fois, j’étais directeur !
Constituer la nouvelle équipe, se saisir d’emblée de dossiers plus urgents les uns que les autres… Les choses n’attendent pas, surtout quand il s’agit, entre autre, de la guerre en Afghanistan !
J’étais dans une période ascendante, flatteuse, avec une affectation qui, pour moi, ne pouvait pas être meilleure.

Petit à petit, j’ai ressenti des symptômes mineurs auxquels je n’étais pas habitué. Je butais sur les mots, me trompais dans les noms de mes nouveaux interlocuteurs, j’éprouvais des difficultés à me concentrer, à retenir la substance des documents que je consultais ou à faire la synthèse habituelle en conclusion des réunions que j’animais ; toutes difficultés que je ne connaissais pas auparavant.

Là encore, je ne m’inquiétais pas, mettant ces difficultés sur le changement brutal d’affectation et la nécessaire période d’acclimatation à de toutes nouvelles fonctions.

Cependant, sans aucune plage de repos, sans week-end, sauf celui du déménagement, d’ailleurs épuisant, avec de courtes nuits, où je dormais mal, la machine cérébrale continuant à fonctionner sans savoir vraiment s’arrêter, le processus, au lieu de s’améliorer comme je le pensais, ne faisait que s’aggraver.

Un beau jour, au moment précis de clore une séance de travail, je fus incapable d’apporter une conclusion aux débats, ayant le plus grand mal à me souvenir de ce qui s’était dit. Je prétextais alors une légère indisposition, et demandais à mon adjoint de terminer.

Un médecin militaire vint me voir immédiatement dans mon bureau, mais tout paraissait normal.
Je devais le lendemain, samedi, présider toute la journée des réunions successives et particulièrement importantes avec les diverses composantes de l’état-major des armées. Je n’avais eu que très peu de temps pour les préparer.

En arrivant au ministère au matin de cette journée décisive, je ne me sens pas en situation de répondre à ces enjeux, incapable que je suis de me concentrer et d’aligner des idées cohérentes les unes à la suite des autres.
Mon adjoint se propose de me remplacer. J’accepte compte-tenu de cet état que je n’avais jamais connu auparavant et file subir un examen au Val- de Grâce. J’y effectue dans la matinée tous les examens possibles, de la prise de sang à l’électrocardiogramme, sans oublier certains tests pour détecter un éventuel AVC.
Tout est on ne peut plus normal, sauf que je ne me sens plus capable de faire quoique ce soit intellectuellement.

Je demande à voir un psychiatre, celui de permanence accourt et me propose une hospitalisation de huit jours pour récupérer. Le ministre, joint au téléphone, m’y pousse et je finis par accepter. Cet arrêt sera prolongé d’une semaine, sans succès.

Le changement radical de rythme, la très mauvaise réaction aux médicaments que l’on me donne et que je n’avais jamais pris auparavant, une sorte de décompression brutale, tout aboutit finalement à aggraver ma situation.

Au bout de ces deux semaines, j’indique au ministre, qu’à mon grand désarroi, il est préférable pour lui, comme pour moi, de me faire remplacer, ce type de fonctions ne pouvant être occupé que par une personne en pleine possession de ses moyens, ce qui n’était manifestement plus mon cas. Ce fut pour moi un déchirement, d’autant plus que « mon chef » regrettait mon départ tout en comprenant les raisons, ce qui était fort sympathique de sa part.

Vous veniez de vivre un burn out ?

Oui, et ce « burn out », s’est prolongé ensuite clairement par une phase durable de dépression, qui m’a valu de longues semaines d’hospitalisation.

Les médecins auxquels j’exprimais ma surprise devant mes réactions et le processus que j’avais suivi pour en arriver là m’ont expliqué la chose suivante : Ces ruptures brutales liées à des fatigues excessives n’arrivent qu’à des gens très travailleurs, dynamiques, et habituellement résistants.

En effet, ils partent alors du principe que rien ne peut leur arriver, aux autres : oui, mais pas à eux, et que tout passe sans difficulté. Ceux qui ne sont pas dans cet état d’esprit se protègent spontanément en levant le pied au moment opportun et par réflexe avant que la machine cérébrale ne s’emballe et finisse par craquer brutalement.

Merci, monsieur le Préfet, pour l’humilité et la franchise de votre témoignage, en avez-vous tirez un enseignement ?

Un tel accident peut survenir sans aucune faute de la hiérarchie, sans aucune forme de pression ou de harcèlement, dans une période professionnelle ascendante où l’on se sent peu susceptible d’en être victime.
Il ne s’agit pas d’un syndrome dit de Peters, qui veut que l’on finisse toujours par atteindre son niveau d’incompétence.

Je pense plutôt qu’il s’agit d’un simple processus de fatigue physique croissante, s’inscrivant dans la durée, à laquelle le corps et plus spécialement le cerveau finissent par s’opposer de manière brutale et non maîtrisable.

Vous voila maintenant en pleine forme, résolument positif et assurément performant, quel souvenir vous laisse cet épisode de votre vie ?

Peut-être fallait-il que j’en passe par là pour éviter l’infarctus ou l’accident vasculaire gravissime.
Cette expérience s’avère profitable, à certains égards. Elle permet de se montrer plus modeste, plus tolérant devant les faiblesses des autres, et de prendre finalement la véritable mesure de l’insignifiance de certaines choses, pour mieux les relativiser.
Et… j’ai gardé la confiance et l’amitié du ministre !


Propos de Patrice MOLLE.
Recueillis par Jeanne Courouble, Présidente de CocoDeal et membre de StressExperts.

L’Aventin est une des sept collines sur laquelle la tradition romaine voulait qu’on se retire pour échapper au bruissement du monde. Se retirer sur son Aventin signifie « se mettre en retrait ».

 
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